De la ligne à la forme
Les peintures et dessins d’Anne-Christine Tcheuffa-Marcou
La contemplation des peintures d’Anne-Christine Tcheuffa-Marcou paraît se résumer à regarder un embrouillamini de lignes plus ou moins tordues et recourbées qui finissent par s’amasser en sorte de tas suspendus. Ces derniers coexistent dans l’air qui a l’aspect plus clair et légèrement tavelé de fumerolles colorées.
Des jaillissements ébouriffés et incontrôlés envahissent l’espace et tentent de contenir leur puissance entre les quatre murs du tableau. Ils étirent leurs enlacements de bas en haut et de gauche à droite, poursuivant une expansion jusqu’aux limites des bords. Ils se tortillent comme des vermisseaux en pleine croissance et semblent incapables de rester à leur place. D’étranges filets ressemblant à des toiles d’araignées sont disposés par endroit. Un chaos indéterminé se met à croître tous azimuts.
Ce grouillement ininterrompu se pare de toutes les couleurs. Les fonds sur lesquels s’épanche cette multitude la recouvrent par endroit, en cachent des parties ou l’aident à se déliter comme une pelote de laine devenue folle. Chaque toile restitue une course-poursuite à sa mesure, plus ou moins dense, plus ou moins écartelée. De la ligne ou du fond, leurs interactions ne nous disent rien du point de départ de ces envolées. La peinture fige l’instant qui aura sied à l’artiste. Elle arrête ce moment unique de l’équilibre recherché pour mieux transmettre le sentiment du mouvement. Paradoxe de l’immobilité des choses obtenue par le pinceau ou la brosse afin qu’en ressorte la vibrante expression. D’autres œuvres, sur papier, mettent en exergue des figures abstraites plus sévères, moins tournoyantes, riches de confrontations compactées aux allures inquiétantes.
Anne-Christine suit son fil et son imaginaire à l’aplomb du support. Elle se fait rouet et dévide à sa cadence ses gestes et les traces qui vont faire naître l’image. L’apparente expressivité de ses toiles, qui ont l’air d’être dévoilées la veille, cache une longue maturation pleine de reprises. Le travail de la peinture à la cire se joue des épaisseurs et permet le temps jamais clos des séances dans l’atelier. La cire donne à la matière un velouté qui accroît l’éclat des couleurs sans outrance. Ces dernières affirment leur franchise en toute candeur. Elles illuminent l’espace comme un étalage de fruits sur un marché de Provence. Elles scintillent à la manière d’un soleil se reflétant sur la mer
limpide. Elles se harcèlent voluptueusement en mêlant leurs écheveaux. Elles tiennent à leur indépendance tout en formant un bouquet chamarré de toutes leurs parures.
Un hymne imprévu voue à la nature une romance presque abstraite, un chant de recomposition permis par l’invention formelle de l’artiste. On pourrait se plonger dans ces forêts touffues, ces buissons mouvants, ces arcanes végétales sauvages qui ont oublié de convoquer le moindre jardinier. Pour Anne-Christine, il faut cultiver la verdeur du chiendent, la friche impénétrable, les enfouissements de l’esprit. Peu importe que l’inspiration vienne se servir d’un motif découvert à l’ombre des arbres ou d’un chemin de campagne ou d’une fulgurance perdue dans un recoin de la tête. La discipline des années de pratique transformera à sa guise cet apport de la mémoire et des instants vécus pour poursuivre la vision qui guide la main. La peintre s’emploiera à ne pas recopier servilement le fruit de ses observations. Elle ne s’empêchera pas de laisser son tempérament lui dicter une voie dans l’océan des essais et des effets.
L’effort nécessaire pour édulcorer le réel de ses pelures inutiles et amener à la surface la vérité transmise par l’intermédiaire d’un tracé au pinceau demande une disposition musclée. A la suite du temps passé et de l’expérience accumulée, Anne-Christine projette dans ses tableaux un monde aux soubassements organiques. Elle ne se sert jamais que du minimum requis de la ligne pour permettre au spectateur de se relier lui-même à l’histoire que peut lui renvoyer une image. Elle nous conduit à une contemplation assortie de la promesse d’un voyage sans fin ni début. Il s’agit de ne pas s’arrêter en route et de se surprendre à accepter chaque œuvre comme autant d’étapes temporaires, abouties à l’ordre du jour, mais jamais définitives dans ce processus. La loi des séries reste fidèle au départ ancestral (toujours la ligne) tout en apportant des variations nouvelles dans ces explorations. Le fil conducteur se confond avec son objet. La fraîcheur reste inaltérable. La peinture dessine la couleur.
Avec le fusain et la gravure, Anne-Christine part explorer presque exclusivement le noir et le blanc. La cire et ses empâtements cèdent la place à la rigueur plus serrée du trait, à la sécheresse directe du grattage du cuivre ou d’un autre support. La ligne et ses amalgames perdurent dans la mise en forme. Le repentir est moins visible, plus caché ou plus difficile. Reprendre n’est pas le même exercice. Le geste a tracé et ne peut guère se voir recouvert. La spontanéité reste la même dans l’élan vers la création de l’image. Elle ne peut cependant pas se passer d’une plus lourde responsabilité face à au cuivre ou à la feuille. Dans l’effort à fournir pour que ce jet linéaire premier garde toute sa force, l’artiste doit se concentrer dans une totale présence. Et chaque trait se fera le porteur de son énergie.
Les « détails fragmentaires » et les « racines » ne renvoient pas au même monde à priori et leurs techniques diffèrent. Les uns sont pointes sèches et les autres fusains. Les uns ont un noir acéré et les autres virent parfois au bleuté. Les gravures sont coiffées de rectangles horizontaux ou verticaux et il y flotte dans l’espace des filaments perdus, estropiés, indécis, un corps de souris disloqué ou un bulbe décharné. On a froid à contempler ces travaux taillés au scalpel de l’outil. Des nuées embuées de gris renforcent la géométrie flottante de ces créatures perplexes. L’informe et les abysses se croisent. Une inquiétude sourd de ces arborescences ciselées et peu amènes. Les fusains surgissent spatialement découpés, émondés de leurs bords et peuplant abruptement l’espace en le saturant. Ils agrippent des valeurs plus rondes et se départissent d’une moindre minéralité. Les racines ressemblent à des constellations d’insectes pris au piège de l’ambre et d’une mort qui les a conservés intacts. Un étouffement proche risque de saisir l’habitant de ces lieux encombrés. On ne se retrouve pas à l’opposé de la splendeur écarlate des peintures à la cire, mais une part plus sombre s’exprime au travers de ces séries. Le noir sert le propos avec une justesse qui nous entraîne dans les lacis plus opaques des visions d’Anne-Christine. Une autre face apparaît qui dirait la trame des bas-fonds, des rêves oppressés, des désillusions sans retour, du chaos de la réalité extérieure appliquée aux sources de l’âme. La peintre évolue entre les techniques pour explorer son imaginaire et dérouler les différentes strates qui le composent. Il n’y a pas opposition entre elles, mais complémentarité et richesse élargies.
Anne-Christine joue des contrastes pour attiser notre curiosité. Elle nous fait
frissonner sans résoudre aucunement les énigmes qu’elle crée. L’insondable garde sa part dans tous ses travaux. Elle mélange allègrement morceaux de nature redéfinis et formes géométriques abstraites, s’éloignant en cela du motif. Elle crée des images mentales édifiées à partir d’éléments issus du monde extérieur qu’elle retransforme. Ce même monde extérieur qu’elle requiert et auquel elle prête son attention englobe les créateurs qui l’inspirent et dont elle mesure l’engagement à l’aune du sien, dans toutes ses capacités d’ouverture et d’humilité. Elle reconnaît ce qui la touche et s’en sert. L’artiste se renouvelle dans une continuité assumée et nous fait découvrir à pas réguliers les avancées de son cheminement plastique.
Frédéric Jacquin
Paris, février/mars 2023
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